La vie d’Adèle

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Ce serait une erreur de ne retenir de La vie d’Adèle que les scènes de sexe, filmées au plus près des corps, sans tabou, sans pudeur. Longues et belles (l’une d’entre elles dure 7 minutes, nous avons chronométré), elle mettent en scène la passion qui unit Adèle, jeune lycéenne férue de littérature amenée à devenir institutrice et Emma, étudiante aux Beaux  Arts qui  deviendra une artiste à la mode. Des scènes où le corps est magnifié, que le plan épuise, comme dans une volonté d’en imprimer l’image pour l’éternité, à l’instar des tableaux que l’artiste Emma peint de son amante Adèle. Une image qui, même longtemps après la rupture, reste présente dans ses nouvelles toiles, exposées dans une grande galerie. Une fois évacuées ces scènes sulfureuses, que reste-t-il du film d’Abdellatif Kéchiche ? Un film sur l’homosexualité ? Que nenni ! La vie d’Adèle, c’est une formidable et poignante histoire d’amour, entièrement narrée du point de vue d’Adèle. Adèle, qui porte le même prénom que son interprète, Adèle Exarchopoulos (magistrale de bout en bout), moue boudeuse, broyée  par ses choix de vie, emporte le spectateur dans les malheurs que ses décisions engendrent, et c’est cette incroyable capacité à susciter l’empathie qui fait de ce film un petit chef d’œuvre.

La vie d’Adèle, c’est celle de la Marianne de Marivaux, évoquée au début du film dans une scène  de cours de littérature. Soit, une certaine idée de l’inéluctable, un déterminisme amoureux contre lequel l’homme ne peut lutter, propre aux tragédies. Didactique, cette scène pose des pistes de lecture du film, de l’histoire à venir, celle de la relation d’Adèle et d’Emma. C’est d’ailleurs cette dernière qui apporte une autre source de lumière sur l’intrigue, en invoquant la philosophie de Sartre, lors d’un rendez-vous sur un banc public. On pense en effet davantage à l’Age de raison, le premier volume de la trilogie Les Chemins de la liberté. Dans ce chef d’œuvre, Sartre suit plusieurs personnages parisiens qui pourraient ressembler à tout un chacun, et observe leur malheur : ce malheur, dans une société judéo-chrétienne, sur lequel repose l’existentialisme, résulte de la responsabilité qu’ils doivent endosser face à la liberté que la société leur accorde de faire tous les choix qui parsèment leur vie. Si ce didactisme facile plombe un peu le propos du film en annonçant clairement les intentions de Kéchiche, il sait se faire pardonner et oublier dans la maestria de la mise en scène. Témoin, cette bouleversante scène de retrouvailles dans un café. Emma est installée avec une femme ayant un enfant et commence à percer dans le monde de la peinture. La famille résolument moderne que son couple forme et sa réussite renvoient Adèle à sa propre solitude, mais les larmes que celle-ci verse quand elle comprend qu’elle ne retrouvera jamais l’amour d’Emma, même si elle lui avoue la garder à jamais en elle, ne sont pas seulement celles de l’amante désespéré face à un amour perdu. Ce sont surtout les larmes d’un malheur qu’elle comprend devoir assumer , un malheur dans lequel elle s’est elle-même plongé, un malheur qui n’est rien d’autre que la conséquence de ses choix. En clair, une parfaite illustration de l’existentialisme sartrien.

On peut reprocher au film de parfois se laisser aller à une caractérisation grossière des personnages, notamment lors des scènes chez les parents respectifs des deux jeunes femmes, mais Kéchiche ne cherche pas plus loin et s’éloigne rapidement du piège de la confrontation des classes : d’un côté  les  bobos amateurs de vin et de culture, de l’autre, la classe moyenne mangeant presque plein cadre des spaghettis devant « Questions pour un champion ». En escamotant d’autres scènes de ce type, qui n’apportent guère grand-chose au film, Kéchiche revient à son sujet principal : l’amour qui unit Adèle et Emma, mais surtout, les conséquences de leur rupture. On revient au déterminisme évoqué au début du film, quand la trahison d’Adèle qui provoque sa perte s’explique par les directions que prennent les deux vies du couple qu’elle forme avec  Emma. Le manque d’ambition d’Adèle la renvoie à sa solitude, et cette solitude la pousse sur le chemin de la tentation, tandis qu’Emma, plus volontaire dans ses rêves d’artiste, reste cohérente avec sa sentence lorsqu’elle apprend la tromperie.

La caméra de Kéchiche filme au plus près, tout en plans rapprochés, cette tragédie. Son regard traque la moindre émotion qui surgit dans le regard d’Adèle, capture le moindre de ses soupirs, recueille toutes ses larmes. Elle possède littéralement ses personnages pour mieux en livrer l’âme. A tel point qu’on pleure avec  Adèle, qu’on partage sa solitude, et lorsqu’elle s’éloigne dans le plan final, après avoir quitté le vernissage d’Emma, sans que personne ne la remarque, on la suit discrètement, impuissant. Car encore une fois, cette ligne que son destin suit, c’est elle qui l’a choisie.

Réalisateur: Abdellatif Kéchiche – Acteurs: Adèle Exarchopoulos, Léa Seydoux – Durée: 2:57 – Année: 2013 – Pays: France

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Moland Fengkov

Moland Fengkov

Moland est le représentant officiel de Plume Noire au festival de Cannes. Outre sa passion du cinéma, il est photographe professionel et journaliste freelance.
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