Palmarès du festival de Cannes 2010

Cannes, 12e jour. Alors que les pronostics placentInarritu et Leigh parmi les favoris, un collègue nous expose sonraisonnement au cours d’un déjeuner en terrasse. Nous sortions à peined’un second visionnage de Mon bonheur, deSergueï Loznitsa, histoire de s’assurer que ce road-ovni restait l’unedes réelles surprises d’une sélection morose, une  palme d’or du coeurà partager avec la valeur sûre, Apichatpong Weerasethakul. Honnêtement,nous ne pensions pas voir l’Ukrainien réaliser le tour de force dedécrocher la Palme d’or avec un premier film de fiction. En revanche, àl’instar du Mexicain, plébiscité par les festivaliers,  voir leThaïlandais repartir avec le titre suprême ne relevait pas tant quecela de l’utopie. En effet, comme  Inarritu, celui qu’on appelle pluscommunément Joe n’en était pas à sa première participation au festival.Les deux réalisateurs s’étaient fait remarquer dès leur première visitesur la Croisette. Tous deux avaient remporté des prix les annéessuivantes, tous deux pouvaient donc prétendre à décrocher un jour laPalme au terme d’une carrière cannoise cohérente. Pourquoi pas cetteannée, donc ? Or, si Biutiful a fédéré unemajorité de festivaliers, lui décerner le  Graal Cannois n’aurait passauvé une édition que tous s’accordent à considérer comme la moinsexcitante depuis des années. Terminer avec un consensus mou aurait finid’enterrer une édition déprimante. En revanche, couronner Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures ,en créant la surprise, donc, en osant la carte de l’audace, balaieraitle sentiment persistant d’avoir subi une sélection ennuyeuse aupossible. En clair, consacrer Oncle Boonmeeplacerait cette 63e édition parmi les plus mémorables de l’histoire duFestival de Cannes. Un joli pied-de-nez aux critiques. L’histoireenterrerait rapidement les ratages complets de la compétition, et neretiendrait que cette Palme. En suivant ce raisonnement, et en pariantsur l’ouverture d’esprit et l’intelligence du jury, il était alorspermis de caresser le fol espoir de fêter le sacre de Joe. Les quelquesheures qui nous séparaient alors de la cérémonie de clôture sechargèrent d’une excitante électricité.

Montée des Marches. On observe le défilé des invités, une bonnefaçon de dresser un portrait robot du palmarès. Amalric et toute sonéquipe, Beauvois, Bardem, Binoche, Wang Xiaoshuai, Weerasethakul,Haroun, Lambert Wilson, Lee Chang-dong… On note l’absence de MikeLeigh, celle de Bertrand Tavernier et celle d’Im Sang-soo. Ça seprécise : Joe sera de la fête, pas Loznitsa. Tant pis, nous aurons aumoins le plaisir de voir l’un de nos deux coups de cœur figurer aupalmarès, qui promet de surprendre, au moins en éliminant de la coursel’un des favoris du public. Reste Inarritu… Lorsque Javier Bardem leprix d’interprétation masculine, « this biutiful gift », onse dit que c’en est fait d’Inarritu, que la Palme va se jouer entreBeauvois et Joe. Bardem partage cette récompense avec Elio Germano, quicampe dans le navetLa nostra vita, unpersonnage assez proche, dans un autre style, que celui de Bardem : unpère-courage confronté à tous les drames mais qui ne baisse pas lesbras et se bat pour les siens, jusqu’au bout. Soit. Auparavant le jeudes devinettes par éliminations nourrit tous les espoirs : LeeChang-dong reçoit le prix du meilleur scénario (pour une histoirepourtant banale d’une grand-mère élevant un petit-fils larvesqueimpliqué dans une sombre affaire de viol collectif), Juliette Binochese voit récompensée pour son incroyable performance d’actrice dans Copie conformed’Abbas Kiarostami. Les esprits chagrins arguent que la qualité du jeune se mesure pas au nombre de plans sur le visage de la comédienne oucomédien. Ceux-là n’ont certainement pas vu les prouesses de Binochequi, en un seul plan (pas plusieurs, un seul), passe par toutes lesémotions, du rire aux larmes, en passant par la colère, la révolte etl’interrogation. En cela, elle surpasse le jeu de ses concurrentessérieuses, comme Lesley Manville, qui montre à l’écran un registrelarge et maîtrisé, mais dont le jeu tient davantage de la performanceacadémique. D’autres actrices pouvaient prétendre au prix, mais le juryen aura décidé autrement, et nous saluons son choix. Le discours deBinoche, impromptu certainement élaboré sur la base de quelques lignesjetées en brouillon à l’arrière d’une voiture officielle la menant auPalais, marquera la cérémonie par ses excentricités maladroites : dansla litanie des remerciements, l’actrice a glissé un mot pour sa mèrequi l’a élevée seule et son père, qu’elle « a pardonné ». Lesexcuses également, auprès de ses enfants, pour ses absences. L’actemilitant pour Jafar Panahi, qui, emprisonné en Iran pour ses idées etson travail, vient d’entamer une grève de la faim. Mais le clou de sondiscours concerne un laïus sur le plaisir de jouer qui relève del’orgasme (sic). Et pour terminer sur la métaphore sexuelle,il fallait que Juliette entonne un hymne à l’amour, en lançant un appelet en remerciant les hommes qui l’ont aimées, sans donner de noms… Leprix du jury revenant au Tchadien Haroun et celui de la mise en scèneau Français Amalric, que la rumeur circulait selon laquelle Tim Burtonavait adoré Tournée, il ne restait plus que deux ou trois prétendants à la Palme, parmi lesquels Beauvois et Joe.

Le jury, présidé par un Tim Burton surprenant d’intégrité, livraitdonc un palmarès finalement très cohérent. Anticonformiste, ce palmarèsse voulait à l’image de l’esprit qui régnait au sein du jury, selon lesdires de ses membres. Un esprit d’ouverture, une soif de découverte,une insatiable curiosité pour tous les cinémas du monde, toutes lesformes d’expression du 7e Art. D’une intelligenceremarquable, le palmarès se voulait, dans son ensemble, l’écho, lereflet de la sensibilité d’un jury apparemment soudé, même si, selonBurton, les débats se sont prolongés jusqu’à la dernière minute. Burtonavait annoncé la couleur au début du festival : son enthousiasme étaitmotivé par le plaisir de découvrir des cinémas que seul un festivalcomme celui de Cannes permet de voir. Avouant ne pas connaîtrel’univers de Joe, il motiva le choix de lui décerner la Palme d’or(Beauvois repartant avec le Grand Prix) par cette sensation d’avoirvécu grâce à lui un bel et étrange rêve. Alexandre Desplat résume lepalmarès en ces termes : ouvert et équilibré, exprimant une certainebienveillance auprès de chaque type de cinéma du monde. Exit les sujetspurement politiques (et parfois inutilement polémiques) évoqués dansles films de Liman ou de Bouchareb, puisque le cinéma est déjà paressence un acte politique, il fallait s’en tenir à l’art. En cela, lePrix du Jury récompensant Haroun relève davantage d’une sensibilitéartistique plus que politique : son film est, du point de vue deDesplat, une tragédie grecque touchant à l’universalité.

Que retenir de ce palmarès ? Pour Emmanuel Carrère, il seraittentant de raconter dans un roman les douze jours de neuf personnesenfermées dans un cadre très codé et très réglementé, une sorted’expérience scientifique et humaine telle que la télé réalité peut enproposer, à ceci près qu’il aurait fallu, pour parfaire le casting, laprésence d’un méchant de service pour corser les débats. Que retenir,donc ? La réponse, c’est Victor Erice qui la fournit : « les idées passeront peut-être, mais un seul film restera dans les mémoires de cette édition ». Ce film, c’est Oncle Boonmee…,l’une des créations présentées cette année les plus audacieuses, lesplus subtiles, les plus réjouissantes, les plus surprenantes… Un filmqui engendre à lui seul tout l’enthousiasme, toute l’excitation, que lereste de la sélection, composée certes de films réussis, mais dont lesouvenir se dilue dans le flot du nombre, nous aura refusée. Un cinémaqui relève de la magie, voire du génie, et qui, auréolé d’une Palme,place paradoxalement une 63e édition parmi les plusinoubliables. Happy-chatpong, respect, Monsieur Burton. Grâce à vous,on oublie la tristesse, la déception et la frustration qui nimbèrentles douze jours du festival, et on repart de la Croisette avecl’excitation et l’impatience d’y revenir au plus vite, en se disant quel’année d’attente risque d’être longue. Mais d’un autre côté, cela nouslaisse 12 moins pour savourer une Palme magique. Rien que pour cetteraison, on ne regrette rien.

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Moland Fengkov

Moland Fengkov

Moland est le représentant officiel de Plume Noire au festival de Cannes. Outre sa passion du cinéma, il est photographe professionel et journaliste freelance.
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