Winter sleep

WS_120x160cs4.inddQuand il s’était fait connaître au festival de Cannes avec  le magnifique Uzak, Nuri Bilge Ceylan délivrait un cinéma taiseux, centré sur la tendresse que son regard pouvait témoigner pour ses personnages, un regard patient qui savait se tapir dans l’espace pour saisir l’émotion au détour d’un couloir, d’un clignement de l’œil, d’une cigarette qui se consume, du crissement de pas sur la neige. Le cinéma du Turc se nourrit d’espaces et de temps davantage que de mots. Ses détracteurs y voient un signe de vanité, les mêmes qui encensent la boursoufflure prétentieuse d’un certain cinéma français nombriliste qui s’abreuve de sa propre consanguinité de salon : il fallait entendre, dans les rangs de ces mêmes journalistes, à la projection de presse d’Il était une fois en Anatolie, quelques années plus tard, les railleries un tantinet racistes, avant même le début du film : « Je vous parie combien que le premier plan du film sera plein de moustaches ? »  Avant de faire claquer bruyamment leurs sièges, laissant là un chef d’œuvre qu’ils se targueront ensuite d’avoir vu quand le fait deviendra indéniable. Quelques années après Uzak et quelques prix au même festival, le cinéma de Ceylan divisait toujours la critique, les uns continuant à faire sonner leur siège, les autres saisissant son évolution vers la maturité. Car si l’importance de l’espace et du temps prenait tout son sens dans Il était une fois en Anatolie , surtout dans la première moitié du film, tournée de nuit dans la campagne, le réalisateur imposait à son œuvre une nouveauté notable et totalement assumée : le recours au verbe. Avec Winter Sleep, Ceylan réunit ces trois éléments (l’espace, le temps et le verbe) pour livrer certainement son plus beau film, n’en déplaise à ses détracteurs.

Winter sleep dépeint l’agonie d’un amour entre un riche intellectuel reclus dans un hôtel qu’il dirige loin du tumulte citadin et sa femme, plus jeune, dépendante de son patrimoine, qui tente de retrouver sa dignité et sa liberté en s’engageant dans des œuvres sociales. Une certaine idée de la lutte de classes qui rattrape l’amour le plus pur.

Passons les références évidentes à Bergman et à Tchekhov dans l’âpreté du huis-clos feutré, l’intérêt du film ne réside ni dans ses influences ni dans ses clins d’œil, mais bel et bien dans sa place au sein de l’œuvre même du réalisateur. Ici, tout ce que ses précédents opus esquissaient tend à la perfection, jusqu’à la frontière de l’agacement. Ceylan sait se montrer patient. Son film se déroule à la vitesse de la chute des flocons d’hiver, il prend son temps pour composer ses cadrages, orienter la lumière, placer ses protagonistes, pour réaliser des tableaux de toute beauté.  Les joutes verbales entre le mari, l’épouse et la sœur du premier, ne cédant jamais au verbiage, offrent l’occasion au spectateur de saisir, au détour d’un regard, d’un frémissement du corps et du visage, la profondeur de l’âme des personnages. Cette patience languide sait se nourrir de soubresauts, comme un coup de fusil de chasse ou un éclat lors d’un apéro arrosé, rompant la monotonie de l’ensemble mais éclairant la tension des dialogues. Tout au long du film, centré sur le personnage d’Aydin, vieux propriétaire d’un hôtel perdu, ancien comédien, bouffi d’orgueil, le cinéaste apporte toutes les nuances nécessaires pour réaliser un tour de force : nous faire aimer un personnage antipathique au possible. Surtout lorsque cet ego s’effrite, c’est bien entendu à nous que le réalisateur tend le miroir.

Réalisateur: Nuri Bilge Ceylan – Acteurs: Haluk Bilginer, MelisaSözen, Demet Akbağ – Durée: 3:16 – Année: 2014 – Pays: Turquie

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Moland Fengkov

Moland Fengkov

Moland est le représentant officiel de Plume Noire au festival de Cannes. Outre sa passion du cinéma, il est photographe professionel et journaliste freelance.
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